Introduction
Parmi les sources les plus anciennes et neutres sur les premiers chrétiens, la lettre de Pline le Jeune à l’empereur Trajan, rédigée vers 112 apr. J.-C., occupe une place de choix. En effet, ce document constitue l’un des tout premiers témoignages sur les chrétiens, et révèle comment l’administration romaine appréhendait cette nouvelle communauté religieuse.
Transmission et histoire du texte
La lettre appartient au Livre X des Lettres de Pline, qui contient ses échanges officiels avec l’empereur Trajan.

Caius Plinius Caecilius Secundus, né vers 61 et mort en 113, était un avocat et homme politique romain sous les règnes de Titus et de Trajan. Alors gouverneur de la province de Bithynie (Turquie actuelle), il rédige un échange officiel avec l’empereur Trajan. L’objet de sa lettre : le traitement des chrétiens dans sa province.
Cet échange, correspondance administrative réelle, est parvenu jusqu’à nous grâce à un manuscrit du IXᵉ siècle. Aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France, il a été redécouvert à la Renaissance (XVe siècle).
Concernant son authenticité, elle est largement reconnue par les historiens modernes :
- Le style est fidèle à celui de Pline.
- Le contexte historique est cohérent.
- Tertullien la cite, ce qui démontre que cette correspondance était déjà connue dans l’Antiquité chrétienne.
Même si certaines hypothèses sur de possibles retouches ont été émises, la lettre est considérée comme une source fiable (et de première importance) sur le christianisme primitif.
Contenu de la lettre
La lettre est un document administratif dans lequel le gouverneur expose son incertitude face à une situation nouvelle : les chrétiens dans sa province. En effet, il s’interroge sur la manière de gérer au mieux les accusations portées contre eux. Ce texte offre un aperçu unique des pratiques judiciaires romaines et du contexte de l’Église primitive.
1. Le dilemme juridique
Pline débute par une confession d’ignorance juridique, révélant l’absence d’une législation impériale claire concernant les chrétiens à cette époque. Cette incertitude reflète le statut ambigu du christianisme dans l’Empire romain. En effet, il n’est pas encore considéré comme une religion illégale, mais il suscite méfiance et suspicion.
« Je n’ai jamais participé à des procès de chrétiens. J’ignore donc les fautes qu’il est d’usage de punir, ni jusqu’où il faut aller… faut-il punir le nom lui-même, fût-il sans crime, ou bien seulement les crimes attachés à ce nom ? »
Pline se demande si le simple fait d’être chrétien constitue un crime ou si des actes spécifiques doivent être prouvés. Cette question traduit une tension entre la loyauté au culte impérial et la liberté religieuse individuelle, un concept étranger à la mentalité romaine.
Pline mentionne également les dénonciations anonymes, une pratique courante dans l’Empire, qui complique son travail. Il s’interroge sur la légitimité de ces accusations et cherche des directives claires de l’empereur.
2. La procédure appliquée
Face à l’absence de protocole établi, Pline a déjà improvisé une procédure :
« Dans le cas de ceux qui m’étaient dénoncés comme chrétiens… ceux qui avouaient… je les interrogeais une deuxième et une troisième fois… ceux qui persistaient, je les faisais exécuter. »
Établie en trois étapes, celle-ci est révélatrice d’un certain pragmatisme administratif :
- ✅ Premier interrogatoire : Pline demande aux accusés s’ils sont chrétiens. Cette question directe vise à établir leur identité religieuse.
- ✅ Rappels à l’ordre : En cas d’aveu, il les interroge à deux reprises supplémentaires, assortissant chaque interrogatoire d’une menace de punition. Cette répétition semble offrir une chance de rétractation, témoignant d’une certaine réticence à condamner immédiatement.
- ✅ Condamnation : Si l’accusé persiste dans son aveu, il est exécuté, sauf s’il est citoyen romain, auquel cas il est envoyé à Rome pour un jugement impérial (cf. Actes 22:27-28).
Cette procédure montre que Pline ne condamne pas sur la base de la foi elle-même, mais sur l’obstination (pertinacia), perçue comme un défi à l’autorité romaine.
3. Liberté si reniement
Pline établit un critère clair pour éviter la condamnation : les accusés doivent renier leur foi chrétienne, invoquer les dieux romains et maudire le Christ. Ce rituel, qui inclut souvent un sacrifice devant une statue de l’empereur, est un test de loyauté envers l’État romain.
« Ceux qui niaient être ou avoir été chrétiens, lorsqu’ils invoquaient les dieux… et maudissaient le Christ… je jugeais qu’il fallait les relâcher. »
Pline note enfin que certains accusés affirment avoir cessé d’être chrétiens. Ceci confirme que des conversions suivies de retours en arrière étaient malheureusement possibles dans ce contexte de pression sociale.
Ce passage révèle aussi une distinction importante : pour Pline, l’appartenance au christianisme n’est pas nécessairement un crime permanent. En effet, un acte de reniement public suffit à réintégrer l’accusé dans la société romaine, soulignant l’importance accordée à la conformité rituelle et politique sur les convictions intimes.
4. Pratiques chrétiennes décrites
Pline rapporte les informations qu’il a recueillies, probablement par des interrogatoires ou des témoignages d’anciens chrétiens.

« Ils affirmaient… qu’ils avaient coutume de se réunir un jour déterminé, avant le lever du soleil, pour chanter entre eux un hymne au Christ comme à un dieu… et de se rassembler à nouveau pour partager de la nourriture — une nourriture ordinaire et inoffensive. »
Les pratiques décrites offrent un rare aperçu des activités des premières communautés chrétiennes :
- Réunions avant l’aube : Les chrétiens se rassemblent à un horaire inhabituel, probablement pour éviter les soupçons ou pour concilier leurs activités avec leurs obligations quotidiennes. Ces réunions matinales incluent des hymnes adressés au Christ comme à un dieu, une pratique qui témoigne d’une christologie développée, où le Christ est vénéré comme une figure divine.
- Engagements moraux : Pline note que les chrétiens s’engagent à respecter une éthique stricte, interdisant le vol, l’adultère, la fraude ou la rupture de serment. Cette charte morale suggère une communauté structurée autour de principes éthiques distincts des normes païennes.
- Repas communautaire : Les chrétiens se réunissent également pour partager un repas, que Pline qualifie d’ordinaire et inoffensif. Cette précision semble répondre aux rumeurs de pratiques scandaleuses, comme des repas cannibales ou des rituels orgiaques, souvent associées aux sectes dans l’imaginaire romain. Ce repas pourrait correspondre à une forme précoce de l’Eucharistie ou à un simple repas communautaire (agapè).
Pline ajoute que, sous la pression de son édit interdisant les associations non autorisées (collegia), les chrétiens ont cessé ces repas. Cela montre que les autorités romaines percevaient ces rassemblements comme potentiellement subversifs, même s’ils étaient inoffensifs en apparence.
5. Impact social et religieux
Pline décrit le christianisme comme une « superstition » (superstitio), un terme péjoratif dans le contexte romain, réservé aux croyances jugées irrationnelles ou étrangères.
« La contagion de cette superstition s’est répandue non seulement dans les villes, mais aussi dans les villages… les temples étaient presque déserts… les victimes sacrificielles avaient très peu d’acheteurs… »
Il note une diffusion rapide du christianisme, non seulement dans les centres urbains, mais aussi dans les campagnes, ce qui indique une pénétration sociale profonde. Cette expansion a des conséquences tangibles :
- Déclin des cultes païens : Les temples traditionnels sont désertés, et le commerce des animaux sacrificiels s’effondre. Cela reflète une perturbation économique et religieuse dans la province, car les sacrifices étaient un pilier de la vie civique romaine.
- Perception d’une menace : Pline qualifie cette diffusion de « contagion », révélant l’inquiétude des autorités face à un mouvement qui échappe au contrôle traditionnel. Le christianisme, en refusant le culte impérial et les divinités païennes, menace l’ordre social et religieux de l’Empire.
Par conséquent, ce passage est crucial, car il montre que le christianisme n’est plus une secte marginale, mais une force sociale capable de transformer le paysage religieux et économique local.
Réponse de Trajan
La réponse de Trajan à Pline est un modèle de concision et de pragmatisme. Reflétant la volonté de l’empereur de maintenir l’ordre, elle n’instaure pas de persécution systématique :
« Tu as suivi la procédure appropriée, mon cher Pline, dans la manière dont tu as traité les cas des chrétiens qui t’ont été déférés.
Il est impossible d’établir une règle générale qui ait une application universelle. Ils ne doivent pas être recherchés ; s’ils sont dénoncés et reconnus coupables, ils doivent être punis, mais de telle manière que celui qui nie être chrétien et le prouve par des actes, c’est-à-dire en adorant nos dieux, même s’il a été suspecté par le passé, obtienne le pardon pour son repentir.
Les dénonciations anonymes ne doivent jouer aucun rôle dans quelque accusation que ce soit, car elles créent un précédent très dangereux et ne sont pas conformes à l’esprit de notre époque. »
La réponse de Trajan établit une approche ambivalente : ni persécution systématique, ni reconnaissance officielle du christianisme comme religion légitime. Cette position pragmatique devient un précédent pour les décennies suivantes. Cette approche sera adoptée par les gouverneurs romains, jusqu’aux persécutions plus organisées, sous les empereurs comme Dèce ou Dioclétien .
De même, elle montre que l’Empire romain, sous Trajan, privilégie la stabilité et l’ordre sur une répression indiscriminée. Refuser de criminaliser le christianisme en tant que tel reflète une tentative de concilier la diversité religieuse de l’Empire avec les exigences du culte impérial. Enfin, l’interdiction des dénonciations anonymes témoigne d’une volonté de maintenir une justice équitable, même dans un contexte de suspicion.
Conclusion
La lettre de Pline à Trajan est un témoignage externe, pragmatique et administratif sur le christianisme du IIᵉ siècle.
Reprise par Hadrien et Antonin le Pieux, l’approche de Trajan écarte les persécutions systématiques tout en maintenant une étroite surveillance. Ce n’est qu’avec les persécutions plus organisées sous Dèce (250 apr. J.-C.) et Dioclétien (303-313 apr. J.-C.) que l’Empire adoptera une posture plus agressive, en réponse à une diffusion encore plus large du christianisme.
La lettre de Pline offre un aperçu de la vie et des pratiques des premiers chrétiens. Même sous la menace de la mort, la foi des chrétiens s’obstine (pour reprendre les mots de Pline).
Cela fait de la lettre de Pline à Trajan une source unique pour comprendre le contexte du christianisme naissant.
